Institut Cervantès, lieu unique
Bordeaux, tout le monde connaît. Le vin, évidemment, mais aussi la ville, en complète rénovation depuis 25 ans. On y a fait des travaux partout, nettoyé les façades noircies, modifié le flux de circulation pour en chasser les trop nombreuses voitures, source d'embouteillages interminables, et en résumé, il faut admettre que l'ensemble est plutôt réussi.
Certes, l'inflation immobilière liée à cette rénovation a eu pour conséquence de virer les pauvres, ou encore les gens ordinaires,qui n'ont pas eu la chance d'hériter d'un patrimoine. Où sont-ils partis ? Personne n'en parle jamais. On les imagine relogés dans des HLM dans une banlieue de plus en plus lointaine, et puis c'est tout. La gentrification et le tourisme ont gagné. Avant, les riches se cantonnaient dans ce qui s'appelle toujours "le triangle d'or", un quartier qui va de la place des Quinconces jusqu'à Caudéran, le Neuilly bordelais. À présent, ils s'installent partout, même dans les anciens quartiers mal famés proches de la gare. On y croise des bobos à vélo ou en tricycle avec leurs petits enfants assis devant, dans la rue "apaisée" comme ils disent dans leur jargon de crétins écolos -c'est à dire interdite aux bagnoles. Papa et Maman y ont acheté à prix d'or une échoppe, ces petites maisons ouvrières du siècle précédent, tellement charmantes une fois débarrassées des prolos. Mais attention ! Même s'ils ne sont pas ouvriers, même si les vacances de tout ce gentil petit monde propre sur lui se passent au cap Ferret ou en Thaïlande, ils votent à gauche..
Faut-il préciser que cette nouvelle classe sociale vit un entre-soi permanent, ce qui fait qu'ils ignorent une merveille, pourtant située dans la même ville, à trois coups de pédale de leur maison rénovée, « écoresponsable et citoyenne" ?
Je veux parler de l'Institut Cervantès, où l'on peut suivre des cours d'Espagnol tous niveaux. Il se trouve sur le Cours de l'Intendance, dans la maison où vécut le peintre Goya jusqu'à sa mort. On ne le remarque pas depuis la rue, parce que la façade étroite est coincée entre deux magasins. C'est en s'inscrivant qu'on découvre toute l'affaire. Imaginez un endroit officiel -l'Institut appartient à l'Espagne- dans lequel on peut entrer librement, sans aucun portique de sécurité. Première bonne surprise. Vous longez un couloir qui vous amène à l'escalier pour rejoindre les bureaux de l'Institut situés dans les étages supérieurs.
C'est calme, il y a de la moquette et quelques plantes vertes autour de ce qui fut une cour intérieure, occupée à présent par l'ascenseur. Quelques voix sortent du secrétariat vitré à gauche, à côté de la bibliothèque. Vous pouvez y entrer et vous renseigner sur les cours, prendre rendez-vous pour faire évaluer votre niveau par une personne compétente, mais ce n'est pas obligatoire. La bibliothèque vous propose une quantité de livres et de vidéos en espagnol, que vous pouvez emprunter après avoir payé une carte d'adhésion à un prix très abordable. Les toilettes sont gratuites, situées à côté d'une salle de cours.
Je m'étais inscrit comme "faux débutant", pour une période de quatre mois. Nous étions entre dix et quinze élèves par classe, avec un cours de deux heures à suivre chaque Jeudi en début d'après-midi.
Les collègues ? Des vieux, des jeunes, des qui font les malins -vite remis à leur place par un prof très sympa- des riches et des boursiers, tous mélangés dans le respect des autres lors de séances en binômes, une méthode infaillible pour faire connaissance. Tout le monde devait s'exprimer uniquement en Espagnol, mais nous n'avions pas l'obligation d'avoir le meilleur accent possible, loin de là. Le prof estimait fort justement qu'il valait mieux acquérir du vocabulaire, digérer la grammaire, que de vouloir perdre notre accent français (c'est d'ailleurs presque impossible).
J'ai discuté de la sorte avec une jeune femme pilote de ligne, qui assurait la liaison Paris-Tokyo, et voulait apprendre la langue de son mari andalou. Une autre fois, ce fut avec une jeune antillaise, caissière dans un magasin Carrefour, qui cherchait à grimper dans l'échelle sociale. Et puis une autre fois ce fut le Raymond de service, un retraité de fraîche date, bougon, l'air de tout savoir, qui te chie des vannes idiotes, mais que tu finis par apprécier pour son exotisme de beauf' complètement décalé dans un tel lieu..
Avant le cours, j'allais prendre un Nespresso gratuit à titre de dégustation dans la boutique située en face sur le cours de l'Intendance. Je choisissais toujours un "Voluto", histoire d'avoir quelque chose à dire à la serveuse qui me demandait de choisir. Une publicité passait sur les chaînes de télé, dans laquelle Georges Clooney humait le parfum du Voluto, "My favorite" précisait-il à l'écran. Du coup, on parlait du physique de l'acteur, ou de l'un de ses films, quelques instants de cinéma avant de rejoindre l'Espagne de l'autre côté, en regardant le tram qui arrivait lentement à cet endroit, depuis la rue de la librairie Mollat en direction de la place des Quinconces un peu plus loin. À chaque fois, j'imaginais l'épisode d'un feuilleton télé sur France 3, parce que le tramway est le détail ultime à ce décor parfait pour illustrer et tenter de mettre en valeur le néant de ces séries insipides.
Voilà, Bordeaux, cette ville tristement gentrifiée qui s'apprête à endurer le surtourisme peut quand même nous offrir de bons moments, devenus tellement rares aujourd'hui.
À noter que j'y ai vraiment appris à parler l'espagnol. Les cours de l'Institut Cervantès ne sont pas du tout bidonnés.
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