Extrait de "Peinture en vol"
Justine sortit les feuilles de papier machine sur lesquelles ils avaient jeté en vrac leurs notes, et cita au gré de sa lecture les idées qu’ils avaient l’intention de concrétiser :
— Nous avons pensé préférable de mettre dans la première salle vos dernières oeuvres, Madhu, et puis disposer les soixante petites toiles inconnues dans la seconde pièce du fond qui ouvre sur le bar, du moins si l’on se fie au plan donné par l’organisation. L’idée sera que les spectateurs aient une double surprise : la première avec votre production figurative récente, ensuite avec les toiles abstraites, et puis après la visite ils pourront en discuter en prenant un verre.
— Mais comment les appelle-t-on, ces toiles ? demanda Sigman. C’est énervant à la fin : depuis que nous les avons en quelque sorte ressuscitées, elles n’ont pas de nom, pas plus que le peintre ! Elles ont pourtant voyagé, passé des frontières, enfin, on ne construit pas une exposition sur un tel secret !
— Nous y avons beaucoup réfléchi, dit Mark. Et je propose qu’on nomme précisément cette exposition “Architecture de la frontière”. Voici le texte que j’ai rédigé, et qui explique tout ça. Rassure toi, Madhu, tu y trouves ton compte. Il se mit à lire :
« Sigman n’a pas fini de nous surprendre. Nous commencions à bien connaître ce jeune peintre indien cosmopolite et son art de réhabiliter le nu en peinture en ce début de vingt et unième siècle. À ce propos nous avons tous vu ou entendu parler de sa dernière exposition moscovite, dans laquelle Tania, son modèle préféré, tenait en une sorte de performance à la fois le rôle du modèle et de la compagne de l’artiste, exposée jusque dans son intimité la plus secrète aux cimaises de l’audacieuse galerie Kourskaia, sans pour autant sombrer dans une quelconque trivialité. Sigman avait déclaré à cette occasion être arrivé au sommet de son art dans la sublimation du corps féminin, déployé en grandes toiles figuratives.
Le voici un an plus tard au palais du festival international du film de Goa avec une double série de travaux : une première salle est consacrée à ses oeuvres récentes en figuration, et montrent un travail encore et toujours plus abouti dans la recherche d’une sorte d’idéal vénusien, avec ses fameux grands nus détourés au trait sur des fonds éclatants d’ocres et de rubis, telle une occurrence de sa complicité avec l’intimité du corps féminin.
Et puis, dans la seconde salle, une énorme surprise, qui donc expose également ici ? Quel rapport entre cette série de petites toiles abstraites et les grands formats figuratifs ?
Au-dessous de chaque toile, on peut trouver un début d’explication sur le petit cartel, où se trouve écrit et numéroté de 1 à 60 :
Archifrontière n°..., acrylique sur toile, 40cm x 50 cm, Just Bridges
Sigman a décidé d’associer l’art abstrait à son travail, suite à sa rencontre avec celui qu’il considère comme l’un des maîtres du genre, Just Bridges.
Observons ces petits formats, que l’on découvre avec surprise et agacement : que peut-il y avoir de vraiment intéressant dans ces séries de cercles de couleur, un par toile, posés sur un fond noir ou gris ? C’est en s’approchant que le spectateur pourra remarquer les propositions colorées de chaque aplat, par exemple tel gris bleuté du fond justifié par une couche de vert émeraude sur la tranche du cercle en sous lame pertinente du n° 6, ou le vermillon en glacis contrastant avec la pâte jaune sur les coins carrés du n° 4. Au fur et à mesure de la visite, on se rend compte que Just Bridges passe en revue tous les codes et convenances de l’abstraction, et s’autorise même une allusion subliminale au ready-made duchampien par l’installation dédiée d’une toile vierge à la fin du parcours. Il sera donc opportun de considérer la présentation de ces archifrontières numérotées comme faisant partie d’un arrangement novateur entre le monde formel de la figuration auquel Sigman nous a habitués, et celui de l’abstraction poussée jusqu’à l’extrême synthèse, tel un ultime défi pour l’art actuel. »
— Well, well, marmonna Sigman. J’ai vraiment pensé à tout ça ? Et je devrais intégrer à mon travail ces tableaux que je n’aime pas trop ?
— Oui, Madhu, il n’y pas d’autre solution pour les exposer, dit Justine. C’est une expérience, ne l’oubliez pas, et vous aurez votre nom associé aux plus grands en cas de succès. Comme vous êtes seulement le propriétaire, et non l’auteur de ces toiles, il faut faire un peu attention, et c’est pourquoi nous avons précisé : « Architecture de la frontière » et par contraction « archifrontière » pour le nom du nouveau mouvement .
Et Justine d’expliquer au peintre dubitatif qu’il était nécessaire de créer un mouvement pour justifier une nouvelle intervention dans un travail artistique, comme ce fut le cas pour le dadaïsme, ou encore l’impressionnisme, qui n’étaient pas du tout appréciés au début. Pour leur affaire, le seul moyen de mettre en valeur ces toiles inconnues était de créer une histoire crédible en leur donnant un nom et une identité complète et ainsi rentrer dans le sens moral du droit d’auteur. À son avis, on oublierait vite cette petite entorse pourtant fondatrice, comme on oublie souvent que la plupart des grandes choses en ce monde ont commencé sur un malentendu, et Sigman pourrait de son côté très rapidement se fondre dans la mouvance artistique de l’archifrontière, ou disparaître. Ou bien encore retourner à ses croûtes s’il en avait envie, finit-elle l’air un peu méprisant.
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