Les prévisions de Yannis
Quand on fait une réservation sur le site d'Airbnb, on a des informations sur l'état de la location, des commentaires sur l'accueil de l'hôte, mais jamais ne sont précisés ses états d'âme ni sa vision du monde.
Tandis qu'ils partageaient le repas du soir - très arrosé, le repas- Yannis donnait en tous points l'apparence d'un homme de son époque, ouvert sur le monde, accueillant, et sans histoires. Une rencontre idéale pour les vacances.
Et puis soudain, après avoir bu le verre de trop, il se lâcha. Selon lui, la Crète allait disparaître dans la Méditerranée, ainsi que toutes les autres îles, à cause de l'accélération du changement climatique.
« Le glacier de l'Apocalypse fond de plus en plus vite en Antarctique. Ce n'est pas une blague. Il va bientôt se détacher du continent austral, entraînant une élévation du niveau des mers de plus de trois mètres dans le monde entier. »
Il s'exprima soudain avec gravité. « Mes parents ont placé toutes leurs économies dans un logement en Tasmanie, autant dire au bout du monde, situé à flanc de montagne, sécurisé, prévu pour résister aux tsunamis, élévation du niveau de la mer, incendies, tornades, pluies diluviennes, entre autres catastrophes qui vont s'amplifier dans les prochaines années.
Sans parler de la situation internationale épouvantable. Les Russes font la guerre à l'Ukraine, l'armée chinoise va débarquer à Taiwan, après des tirs de missiles en direction des sites stratégiques de l'île. Riposte américaine, utilisation probable, et pour la première fois depuis Hiroshima, des armes nucléaires. Des bombes plus petites, mais plus précises, qui en principe ne devraient pas raser la terre entière. Enfin, c'est la version des experts militaires sur Internet.
Le conseil de sécurité des Nations Unies va siéger en permanence pour ne rien décider, comme toujours. L'Europe organisera des marches de protestations pacifistes, et finalement tout le monde vivra la trouille au ventre, entre le visionnage de deux séries télé et la finale du mondial de foot.
Le chaos combiné du climat et de la guerre sera mondial, provoquant l'effondrement des monnaies, et l'impossibilité pour les marchandises de circuler. Appauvrissement total, sauf pour les très riches qui ont dès à présent aménagé des villas-refuges dans les rares contrées qui seront épargnées par les cataclysmes.
Face à ce qui nous attend, je n'ai pas l'intention de rejoindre mes parents dans leur logement qu'ils croient sans danger, ils y mourront fous de terreur. Je vais essayer de me procurer du cyanure pour en finir avant », conclut-il avec fièvre.
Après son départ, Agathe et Florent, très secoués, se posèrent plein de questions. Comment survivre à cela ? Et puis, il délire un peu, Yannis, ou alors il fréquente des sites qui parlent de l'effondrement tout le temps, il y en a plein sur les réseaux, commenta Agathe.
« Il n'a pas tout à fait tort, déclara Florent. L'état du monde est tel que beaucoup de gens espèrent ne pas finir vieux et malades. Si les prédictions de Yannis se concrétisent, ce sera encore pire. Tu es soignante, Agathe, et je comprends fort bien pourquoi tu ne supportes plus les urgences. Urgences de quoi, pour qui d'ailleurs ? Tout est devenu urgent. Il nous reste éventuellement quelques bonnes années à vivre, et puis nous serons comme tes patients, inutiles et impuissants face à une mort inexorable, et surtout pénible.
Préfères-tu finir paisiblement en avalant les drogues nécessaires, ou crever dans un monde déchiré, à prolonger ta survie en te battant entre affamés pour une gamelle de nourriture ? La terre a déjà connu des extinctions de masse, les dinosaures en sont un exemple.
Et quand je pense à tous ces ces écolos qui veulent « sauver la planète » en imposant des taxes et des interdictions qui ne servent à rien ! Leurs discours sont des mensonges pour tirer profit de la peur qu'ils propagent. Jamais une marche pour le climat n'a changé quoi que ce soit. Même en n'utilisant plus aucun véhicule, en mangeant bio, en suivant à la lettre leurs directives saugrenues, les catastrophes arrivent, et ils y passeront aussi. Faut-il vraiment les écouter, quand ils proposent aux pays pauvres de se priver des choses dont nous nous sommes goinfrés pendant des décennies ? En ce moment, ils portent comme tout le monde un masque pour se protéger d'un tout petit virus, ce covid qui tue si peu en réalité. Ils feront comment, avec les saloperies qui vont émerger du permafrost décongelé ? Une marche de plus ? Une grève de l'école ? d'autres gestes citoyens, écoresponsables, comme ils disent avec leur novlangue exaspérante. Interdire le foie gras, ou encore rendre obligatoire l'écriture inclusive, on va où avec ces bêtises ? »
« C'est bien gentil de ta part de parler de ça alors que nous sommes en vacances, mais à quoi ça peut servir ? » Agathe voulut désamorcer la colère bien compréhensible de son compagnon.
« Je suis au courant, ajouta-t-elle : la propagande écolo jour et nuit dans les médias, leurs inutiles leçons de morale, et tout le reste. Pensons à autre chose. Allons nous baigner sur la petite plage déserte située à deux km d'ici, et ce soir, pourquoi ne pas goûter les feuilles de vigne farcie du petit resto d'à côté ? Les grecs sont des gens sympas, non ? J'ai même remarqué une énorme différence entre les vieux du coin et les nôtres en France aujourd'hui : ils sortent des chaises devant la porte de leurs maisons, bavardent ou jouent aux cartes, et surtout, ils ne sont pas enfermés jusqu'à leur mort dans une maison de retraite inhumaine et coûteuse comme chez nous. Le régime crétois a du bon, et pas seulement en cuisine. »
Sur la plage de galets, il n'y avait personne, et le couple oublia rapidement toutes ces histoires de fin du monde en faisant des longueurs de brasse, avant de manger des poissons frits, attablés à la terrasse du petit restaurant de plage. Les vacances reprennent leur cours normal, se dirent-ils en rentrant se coucher chez Yannis. Et ce fut le cas les deux jours suivants, parce qu'ils évitaient leur hôte sinistre, qui devait rejoindre Sitia et ses complexes touristiques pour y tenir des concerts de jazz que personne n'écoutait selon ses dires.
La maison était à eux à partir de midi, le temps suspendu entre de longues baignades et leurs étreintes amoureuses, avec une intensité qu'ils n'avaient pas connue depuis longtemps.
(Extrait de « l'herbe aux loups»)
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