Marrakech, une ville où tout a changé pour que rien ne change.


 

Et c'est en partie raté. Cinquante ans que je n'y étais pas allé. La Médina des années 70 est en apparence semblable, à l'exception de quelques maisons effondrées suite au récent tremblement de terre qui a choqué le Maroc, mais surtout on se rend compte que ce n'est plus qu'un entrelacs de ruelles ou se suivent des magasins qui écoulent de la pacotille made in China, ou quelque chose de semblable, comme on voit partout à présent dès qu'il y a du surtourisme.

Beaucoup de jeunes vendeurs s'y ennuient, et ne cherchent même plus à draguer le chaland avec l'enthousiasme qui les rendait sympathiques autrefois. Du coup, l'ambiance générale s'en trouve plombée, les conversations y sont plus plus difficiles, voire impossibles à cause du boucan généré par les scooters et les petites motos qui se faufilent entre les passants en lâchant des nuages de fumée très toxique de leur pot d'échappement. Nos tristes militants écolos français, qui n'ont jamais connu la véritable pollution, devraient venir y faire un tour.

Les anciens hôtels fréquentés par les hippies sont devenus des ryads fermés au public depuis la rue. Certains sont encore ouverts, ce que j'ai pu constater par exemple en cherchant l'hôtel de Provence au cœur de la Medina. L'hôtel est presque vide désormais, à peine entretenu par deux jeunes, sans doute les enfants des patrons de la « grande époque », durant laquelle se mêlaient avec courtoisie et compréhension réciproques les jeunes occidentaux qui faisaient la route et les marocains de leur âge, sans  tenir compte de la différence sociale pourtant bien réelle qui existait déjà.

Nous avions réservé une chambre dans un Airbnb à côté de la place Jemaa-el-Fna, tenu par un couple de jeunes français très sympas et ouverts. Quand je leur expliquai la raison principale de ma visite à Marrakech, qui était tout simplement de voir les changements de la ville, ils eurent l'air étonné : j'étais plus âgé que leurs propres parents, lesquels ne venaient presque jamais les voir pour éviter de prendre l'avion, et me demandèrent pourquoi nous n'avions pas cherché un logement dans l'un des nouveaux quartiers, nettement plus confortables et modernes. Ils firent la description orale de cette partie récemment bâtie, et nous expliquèrent les bons plans pour s'y rendre en taxi sans se faire arnaquer. Je leur répondis que je connaissais le Guéliz, un quartier très français, qui ressemblait auparavant à une sous-préfecture coloniale, avec son bureau de poste et ses rues tirées au cordeau, sans intérêt. Notre hôtesse nous y recommanda la visite du carré Eden, récemment sorti de terre. Le carré Eden ! Vous allez faire un tour dans un centre commercial en France, n'importe où, du Nord au Sud, vous y êtes. Un peu plus loin se trouve le quartier de l'Hivernage, qui porte bien son nom, avec ses appartements standardisés pour retraités français qui s'y installent en attendant le printemps en Europe. Ailleurs, bien planquées dans ce qu'il reste de la célèbre Palmeraie, on devine les villas des plus riches, qui font penser à la fois au quartier de Bel Air à Hollywood, mais un Bel Air plat comme la main, depuis lequel on ne voit même pas les montagnes de l'Atlas situées à cinquante kilomètres. Autant éviter. Reste la visite des jardins de Majorelle, célèbres grâce à Yves St Laurent et Pierre Bergé. Hélas, impossible de s'y rendre spontanément : il faut réserver sur Internet, puis faire la queue dans la rue qui porte le nom du célèbre couturier pendant une heure ou deux pour  la visite en compagnie des mêmes touristes que ceux que l'on rencontre aux temples d'Angkor ou autre lieu d'importance capitale pour s'offrir un selfie à montrer aux amis. Nous avons préféré rentrer sur la place Jemaa-el-Fna, et après tout, en dépit des différences que sans doute moi seul avais pu constater, le spectacle y reste permanent, et l'on se fait aborder avec gentillesse par des guides qui n'en sont pas, et on le sait, qui vous entraînent visiter des échoppes « uniques au monde » en exhibant leurs badges officiels bidon, et on se laisse prendre au jeu avec plaisir, parce que toute l'affaire ressemble à un spectacle de stand-up très professionnel et très agréable. En gros, tu sais que tu vas te faire arnaquer, mais l'arnaque peut cesser à tout moment si l'artiste est au top et qu'il a compris que tu as compris, mais finalement quand il t'a montré une boutique où deux vieilles marocaines font tourner à la main des moulins pour concasser ce qui deviendra de l'huile d'Argan, présenté à la patronne qui t'offre un verre de thé à la menthe dans l'arrière boutique remplie de bouteilles d'huile certainement pas pressées par ces deux ouvrières, que l'on t'explique tous les bienfaits du produit, tu finis par craquer pour un flacon au contenu prévu pour passer les contrôles en avion.

Sur la place, comme raconté ailleurs sur le blog, j'avais rencontré Léonard Cohen au « café terrasse », un petit bistrot peu fréquenté par quelques hippies et leurs jeunes amis marocains, avec trois ou quatre guéridons et leurs chaises pour observer la foule toujours en mouvement trois mètres plus bas. C'était très convivial et sans prétention. De l'autre côté se trouvait le « café glacier », à l'architecture néo-coloniale, fréquenté par le monde de la jet-set et des artistes, confortablement installés et discutant entre eux, sans tenir compte des regards des passants qui les reconnaissaient avec étonnement, tel Alain Delon assis face à son thé à la menthe, les lunettes noires du film « Le clan des Siciliens » sur le nez, en train de faire la gueule en attendant son chauffeur privé qui le ramènerait à son palace de la Mamounia sans parler à qui que ce soit.

Le café-terrasse a été remplacé par un établissement qui se prétend luxueux, rempli de touristes entre deux âges, l'air pincé et antipathiques. C'est encore pire au café glacier, qui manifestement n'a pas su prendre le virage du tourisme de masse, sans doute encore scotché aux vedettes des années 70 qui ont évidemment disparu. Le serveur porte toujours sa même tenue empesée et le prix de la tasse de café  se rapproche des tarifs parisiens actuels. Un lieu mort qui fait semblant d'exister, mais pour qui ? Pour moi, peut-être, avant de sombrer définitivement à la suite de mon témoignage. Après tout, ne sont-ce pas les gens de plume qui font et défont la réputation des bistrots ? Là, j'exagère, évidemment, je ne suis pas assez connu. Et pourtant, j'aimerais bien l'être pour faire la promo d'un petit restaurant sans allure situé pas très loin, au nom bizarre en français, le snack-bar « Toukbal », insignifiant au premier abord, situé à l'entrée de la bruyante Médina. Nous y sommes allés parce que nous avions faim et que c'était propre. L'accueil a été remarquable, professionnel et souriant. On nous a trouvé une table rapidement en dépit de l'affluence (le restaurant figurait dans les guides de voyage, ce que nous ne savions pas). On y mange pour l'équivalent de cinq euros un plat complet de tajine, de couscous, ou de poulet avec des frites, entouré de gens variés qui représentent bien notre époque. C'était le début du Ramadan, et en conséquence aucun marocain attablé. Nous avons décidé de retourner prendre nos repas uniquement là durant les quatre jours de notre visite, et en partant, j'offris au patron un petit tableau de chat avec le pourboire en guise d'adieu (les petites toiles sont gratuites pour les amis et les gens que j'aime bien, en France,  au Japon, et cette fois-ci au Maroc). Il nous a chaleureusement serré la main, ému pour de vrai.

J'ai finalement beaucoup aimé ce retour à Marrakech, qui m'a fait penser évidemment aux amis rencontrés à l'époque et à présent disparus, et qui m'a aidé à comprendre que le temps qui passe est différent partout, et peut laisser un goût de cendres, mais aussi parfois générer de nouvelles sensations, liées à des lieux jusqu'alors ignorés, ou qui n'existaient tout simplement pas auparavant.











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