Naissance d'un artiste-peintre
Didier Mesureur observa attentivement sa femme : en ce moment, elle me hait, se dit-il. Et qu’est-elle devenue pour moi ? On ne fait plus rien ensemble depuis cette maudite retraite. Quand on a passé sa vie au travail, à quoi rime cette brutale inaction ?
Pour fuir l'ennui dans son pavillon de banlieue, il se rendit au centre commercial de Domont, et se retrouva en face d’un magasin de la chaîne Cultura. Une publicité en vitrine avait attiré son regard : « Peindre, un acte simple, un engagement au plaisir. » Le terme engagement devrait plaire à Annie, se dit-il, et au moins si je me mets à la peinture, elle se dira que je fais quelque chose et me fichera la paix. Sans hésiter, il se procura toutes les fournitures de base de la peinture à l’huile, tubes, fusains, siccatifs, diluant, palette et chevalet, et un lot de grandes toiles d’un mètre sur deux, conseillé en ce sens par un vendeur qui l’avait persuadé que ce serait plus facile pour un faux débutant de s’exprimer en grand. Il passa une couche d’apprêt blanc sur la plus grande toile, et il attendit, scrutant cette surface comme si l’inspiration allait surgir tout à coup. Rien ne vint. Il alla chercher le six-pack de bières au frigo, et entreprit de les vider dans le silence du jeudi après-midi en banlieue, quand toute la population s’active au boulot plus loin, dans Paris. Il se sentit complètement abandonné, au cœur d’une solitude impossible à réconforter, et avec qui et comment d’ailleurs ? Ses amis ? Lesquels, sinon des ex-collègues du collège qu’il préférait éviter dans tous les cas. Après trois canettes, il se dit qu’au moins il se trouvait confronté à un problème qu’aucune équation mathématique ne pourrait résoudre, un problème fondamental, parce qu’il y allait de son avenir : soit il renonçait et retournait à une existence de plus en plus médiocre, soit il faisait quelque chose avec cette toile. Il avisa les tubes de peinture à l’huile, en composa une palette appétissante avec des jaunes de chrome, des bleus clair et aussi des verts émeraude, ainsi que du rouge carmin à côté d’un noir de Mars, et se dit qu’avec de tels ingrédients il lui serait impossible de rater sa cuisine. Fermant les yeux, il visualisa la silhouette de la jeune Donna. Après tant de mois, ce fut la seule image agréable qui lui venait en premier à l’esprit. Il en traça les contours à grands traits au fusain, puis, après avoir mélangé du rouge primaire et du blanc, entreprit de lui peindre un corps. Ce serait un nu, forcément, parce que dans son souvenir, il lui parut impossible que le modèle de son amour envolé porte le moindre vêtement qui eût nui à sa volonté de traduire sur la toile toute la beauté sublimée de la jeune femme. Après avoir appliqué une couche de fond depuis les jambes longues et droites, il remonta le long du torse et acheva de poser la pâte sur le visage figuré de trois quarts On verrait plus tard pour les cheveux, qui nécessiteraient un traitement à base de pigments plus sombres, se dit-il. Il se recula pour voir l’ensemble.
Rien ne collait, et c’était un désastre : les proportions entre le torse et la tête lui parurent grotesques, les jambes trop longues et trop lourdes. Et comment faire après pour le fond ? Une simple couleur pour tout décor, ou bien y ajouter une chaise, une table, une fenêtre ? Et à quel mouvement artistique rattacher ce tableau ? Il est figuratif, pour ça, oui, un peu trop même. Surtout, il est affreux. Désespéré, Didier quitta son garage/atelier pour se jeter sur le canapé du salon. Alluma la télé où passait une rediffusion de Koh-Lanta. Au moins, les filles sont belles et bien mises en valeur, se dit-il en regardant la probable gagnante Wendy qui disputait sa place dans l’aventure, juchée comme ses rivales sur un fragile poteau qui avait l’air en suspension dans la mer d’Andaman. Et ce fut un déclic : le spectacle en soi était exactement le sujet de sa peinture, et répondait à sa recherche des proportions d’un corps dans l’espace. Il prit rapidement quelques photos de l’émission sur son portable sans s’intéresser plus avant à la compétition ni aux chances de survie dans l’aventure des naufragés bidons de Koh Lanta.
Après les avoir transférées vers l’ordinateur, il imprima celles où Wendy se tenait droite et de trois quarts sur son poteau du bout du monde, se disant qu’elle se transformerait très vite en portrait de Donna, à la condition qu’il se montre meilleur peintre cette fois-ci.
Vers deux heures du matin, épuisé, il décida d’arrêter. Sur la toile, Donna/Wendy regardait au loin vers une fenêtre à peine esquissée, debout et nue sur fond ocre jaune. Le corps avait été traité par à-plats de blanc lourdement cassé mélangé à du magenta et du terre de Sienne, aux traits détourés de noir qui donnaient à l’ensemble l’impression d’une bulle de bande dessinée. Il eut l’impression qu’il s’était donné à fond, qu’il ne pourrait jamais faire mieux. Il alla se coucher alors que démarraient les premières voitures de ses voisins qui partaient au travail, et s’endormit d’une masse d’un sommeil alourdi par ses épuisantes recherches picturales.
À sa grande surprise, ce fut le mari de Martine, Francis le pharmacien, qui émit le premier une critique constructive. Venu récupérer un lot de kits de survie pour ses Cabanons de l’espoir, il avait sonné à la porte du pavillon où Didier se trouvait seul aux prises avec les tourments et les joies de la création artistique. Traversant le garage/atelier, il remarqua la grande toile en train de sécher sur son chevalet.
– Ne le prends pas mal, Didier, si je te dis qu’il y a le génie du Douanier Rousseau dans ce travail.
– Le Douanier Rousseau ? Le peintre naïf ?
– Oui, regarde comment tu as traité le passage du fond au sujet. Soit c’est enfantin, soit c’est purement dans la veine des peintres naïfs. Et comme je sais que tu n’es plus un enfant.., ajouta malicieusement Francis.
– Je n’y avais pas pensé du tout, vraiment pas. Est-ce un compliment ?
– Si tu veux. C’est ce que j’ai ressenti en premier. Je m’y connais un peu en peinture, ajouta-t-il, c’est l’une de mes passions après l’humanitaire. J’ai animé longtemps un salon régional de peinture avec les curistes de La Bourboule. Par contre, le format est inadapté.
– J’ai pensé commencer sur de grandes toiles, ça m’a semblé plus facile. Didier fut très étonné de se trouver des affinités avec le mari de cette folle de Martine, alors qu’il l’avait catalogué dès leur rencontre en Sicile comme un sale type à éviter le plus possible.
– Si tu veux continuer dans cet esprit, mieux vaut prendre des toiles qui tiennent sur le chevalet. Disons au format raisin. Essaye, tu verras. En tout cas, c’est très original, continue.
À partir de cet encouragement inattendu, Didier se lança. Il n’avait dans tous les cas plus rien à perdre vu les perspectives déprimantes qui se profilaient par ailleurs dans sa vie de retraité. Il commença par suivre le conseil de Francis, et retourna au magasin échanger ses trop grandes toiles contre des plus petites. Le vendeur faillit refuser, mais se ravisa en voyant son acheteur choisir un lot complet de soixante châssis sans discuter le surcoût, ainsi que plusieurs livres consacrés à l’Art naïf et vendus vingt pour cent plus chers qu’en librairie.
De retour à son atelier, il commença par ne plus rien y comprendre : quel rapport entre la grande toile représentant Donna en nu debout trois quarts et la Charmeuse de serpents du Douanier Rousseau ?
Il fallait qu’il s’informe davantage. Muni de quelques reproductions de son grand nu debout, il se rendit chez des galeristes parisiens à la mode dans le Marais. Il n’eut même pas l’occasion de les montrer aux deux premiers sollicités, qui lui répondirent assez sèchement qu’ils ne travaillaient que dans l’art contemporain et que pour le reste il suffisait de se rendre au musée. Quelque peu refroidi par leur suffisance, il se dit qu’il en apprendrait plus par lui-même qu’auprès de tels goujats, et après recherches sur son portable, se rendit à la Halle Saint-Pierre où se tenait une exposition intitulée « L’esprit singulier ». Il se retrouva à faire la queue dans le quartier animé au pied de la butte Montmartre.
Le parcours dans la Halle fut pour lui une révélation : le Napoléon traité comme l’avait fait un certain Maryan lui révéla qu’il était possible d’aborder le thème du portrait sans être passé par l’Académie. Un peu plus avant, il s’arrêta en face de « La Dame à la Source en bleu » : au lieu d’une classique jeune femme nue et sage, l’artiste cubain avait installé dans un décor aux variations de bleus et de pourpre une métisse aux dents saillantes qui s’abreuvait dans une sorte de marigot. Didier trouva l’ensemble sublime : la grosse servante enroulée dans son batik donnait l’impression de boire littéralement le tableau. Le soir tombait quand il sortit, ne vit rien du trajet de retour dans le RER pour Domont, et se retrouva dans un état fébrile au milieu de son atelier, assis par terre entouré de ses toiles neuves à peine déballées. Il contempla le grand tableau avec Donna et comprit qu’à partir de cette œuvre en quelque sorte primale, alimentée par l’expérience picturale bouleversante qu’il venait de vivre à la Halle Saint-Pierre, il avait à présent la possibilité de se mettre sérieusement au travail. À son insu, Donna serait à ses côtés, et rien qu’en y pensant, il sut que plus jamais il ne connaîtrait l’ennui.
(Extrait du roman : "L'âge d'or")
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